Invariants
Invariant 1
L’enfant est de la même nature que l’adulte.
Il est comme un arbre qui n’a pas encore achevé sa croissance mais qui se nourrit, grandit et se défend exactement comme l’arbre adulte. L’enfant se nourrit, sent, souffre, cherche et se défend exactement comme vous, avec seulement des rythmes différents qui viennent de sa faiblesse organique, de son ignorance, de son inexpérience, et aussi de son incommensurable potentiel de vie, dangereusement atteint souvent chez les adultes. L’enfant agit et réagit en conséquence, et vit, exactement selon les mêmes principes que vous. Il n’y a pas entre vous et lui une différence de nature mais seulement une différence de degré.
En conséquence :
Avant de juger un enfant ou de le sanctionner posez-vous seulement la question : Si j’étais à sa place comment pourrais-je réagir ? Et comment agissons-nous quand nous étions comme lui ?
Invariant 2
Être plus grand ne signifie pas forcément être au-dessus des autres.
Vous êtes grand de taille et, de ce seul fait, vous avez tendance à considérer comme inférieurs ceux qui sont au-dessous de vous. C’est une sorte de sensation, disons physiologique qui est à l’opposé de la sensation du vide vertigineux lorsqu’on est au balcon d’un 8e ou sur un pic surplombant la vallée. C’est dire que tout le monde éprouve cette sensation. Il faut en prendre conscience et vous en défendre parce qu’elle vous trouble et vous égare.
Vous êtes plus grand que vos élèves. Cela ne vous suffit pas encore. Il faut que vous montiez sur une estrade pour assurer votre supériorité.
Ce sont là des impressions, des sentiments qui handicapent beaucoup plus qu’on ne croit tous les candidats à la pédagogie moderne.
C’est pour vous engager à vous défaire de ce vertige que nous préconisons dès l’abord un certain nombre de gestes symboliques et pourtant déterminants de l’évolution indispensable.
– Supprimez l’estrade :
Vous serez, du coup, au niveau des enfants. Vous les verrez avec des yeux, non de pédagogues et de chefs, mais avec des yeux d’hommes et d’enfants, et vous réduirez tout de suite de ce fait, l’écart dangereux qui existe, dans les classes traditionnelles, entre l’élève et le maître.
– Si, pour des raisons administratives, vous ne pouvez enlever l’estrade pour en faire par exemple une table d’exposition et de travail, nous vous recommandons du moins de détrôner le bureau du maître, de le mettre au niveau des enfants, à un endroit où il ne gêne pas, et pas forcément devant les enfants.
L’estrade et la chaire sont des éléments indispensables de la pédagogie traditionnelle où le verbiage est roi, avec les leçons, les explications, les interrogations qu’on pratique effectivement avec d’autant plus d’autorité et d’efficience qu’on n’est pas au niveau de ceux qui écoutent.
Ajoutons que la position de lutte entre maîtres et élèves nécessite pour la surveillance, l’autorité et la discipline cette surélévation matérielle et symbolique.
Mettez-vous au niveau de vos élèves. Vous pénétrez de plain-pied dans la pédagogie moderne. Vous serez amené vous-mêmes à réfléchir et à commencer la reconsidération de vos attitudes et de votre comportement pédagogique.
Invariant 3
Le comportement scolaire d’un enfant est fonction de son état physiologique, organique et constitutionnel.
On a tendance à considérer sans humanité que l’enfant qui travaille mal ou se comporte de façon répréhensible le fait intentionnellement et par malignité.
Certes de telles habitudes sont parfois prises, et nous en supportons les conséquences, ce qui ne veut pas dire que l’enfant soit totalement responsable des tares qui se manifestent en lui.
N’oubliez pas que vous mêmes travaillez avec déficience quand vous avez mal à la tête, mal aux dents, ou que vous avez mal digéré, ou que vous avez faim (ventre affamé n’a pas d’oreille). Vous vous énervez plus facilement quand vous avez échoué dans un travail, que vous vous êtes disputé avec un adversaire plus fort que vous ou que vous n’avez pas pu réaliser un projet qui vous tenait à coeur.
Les enfants sont tout simplement comme vous. En face des déficiences de comportement que vous constatez, essayez de vous demander s’il n’y a pas des causes de santé, d’équilibre, de difficultés de milieu qu’il y aurait d’abord à revoir.
Vous essaierez de les corriger. Si vous ne le pouvez pas, vous agirez du moins avec beaucoup plus de raison et d’humanité, et vous améliorez du coup le climat de votre classe.
« Fondée sur des bases philosophiques, politiques et sociales, parce qu’elle forme des hommes responsables de leur vie, la pédagogie Freinet revêt un caractère intemporel et universel. Elle est basée pédagogiquement sur ce que C. Freinet appelait les « invariants ». Publiés en 1964 sous forme d’une brochure, ils marquent l’importance fondamentale que Freinet a toujours accordée à la pratique. »
Nicole Bizieau (2002). La pédagogie Freinet, des principes, des pratiques. Éd. ICEM (p.7)
Invariant 4
Nul l’enfant pas plus que l’adulte n’aime être commandé d’autorité.
Il y a là une sorte de réflexe tout à la fois physiologique et psychologique.
Quand vous vous aventurez dans un chemin, c’est que « tout compte fait » vous jugez bon d’y aller. Si vous n’êtes pas sûr que ce soit une bonne direction, vous tâtonnez, vous avancez timidement, ou vous rebroussez chemin pour repartir ensuite. Mais si quelqu’un vous pousse, vous avez le même réflexe que lorsque, prêt à plonger au bord du bassin, une main suspecte vous fait perdre l’équilibre. Instinctivement, mécaniquement, vous faites l’effort inverse pour résister à la poussée et rétablir votre équilibre.
Cette loi est générale. Elle ne souffre pas d’exception ni au point de vue physiologique, ni pour notre comportement moral, social ou intellectuel.
Nous sommes tous ainsi, et c’est pourquoi tout geste, tout commandement d’autorité entraîne une opposition comme automatique de celui qui les subit : il rougit, ou il amorce un geste de résistance peut-être vite réprimé, ou bien il est troublé dans le déroulement de ses pensées et de ses sentiments.
Il en résulte que, par principe tout commandement d’autorité est toujours une erreur.
On dira que l’enfant n’est pas suffisamment expérimenté et qu’il nous faut bien l’orienter et le pousser parfois là où il ne voudrait pas aller. L’erreur n’en subsiste pas moins. A nous de chercher une pédagogie dans laquelle l’enfant choisit au maximum la direction où il doit aller et où l’adulte commande le moins possible d’autorité.
C’est ce que s’efforce de faire notre pédagogie en donnant au maximum la parole à l’enfant, en lui laissant individuellement et coopérativement, une initiative maximum dans le cadre de la communauté, en s’évertuant à l’entraîner plus qu’à le diriger.
Lorsque nous préparons notre Plan de travail, nous présentons à la classe 3, 4 thèmes que les enfants, ou les équipes vont étudier.
Pour la répartition des thèmes il y a deux façons d’agir : l’autoritaire, habituelle à l’Ecole traditionnelle qui commande :
Thème n°1 X
Thème n°2 Y
Thème n°3 Z
Aucun des enfants ne sera satisfait.
Au lieu de cela nous disons : voilà trois thèmes à traiter. Choisissez chacun celui qui vous intéresse. On attribue les thèmes selon la demande. Les derniers prennent forcément le thème qui reste.
La part de choix, en l’occurrence, a été fort limitée. Mais les enfants n’ont pas été poussés autoritairement. Ils sont satisfaits. Si nous imposons un texte à l’enfant, il y aura automatiquement opposition. Offrons la liberté de choix et tout rentrera dans l’ordre.
Oui mais, nous dira-t-on s’il n’y a plus d’autorité ! C’est une autre question que nous résolvons d’une façon satisfaisante.
Commander d’autorité est une erreur. Eviter l’erreur sera toujours salutaire.
Invariant 5
Nul n’aime s’aligner, parce que s’aligner, c’est obéir passivement à un ordre extérieur.
Il est des jeux ou des travaux collectifs, le sport par exemple, où l’alignement est ressenti comme une nécessité et ne pose donc aucun problème.
Il est des cas aussi où cet alignement est comme une nécessité administrative ou technique, exigée par une autorité qui nous dépasse, et dont nous sommes victimes aussi bien que les enfants. Il en est ainsi notamment de la nécessité où nous sommes par suite de l’organisation sociale actuelle de respecter
strictement l’heure des repas dans la famille ou à la cantine l’heure d’entrée et de sortie de classe, la discipline des queues qui sont hélas ! une invention des temps de pénurie.
Il suffit dans ces cas d’expliquer aux enfants si le train passe à 6 h du matin, force nous est de partir de la maison à 5 h 30 si nous ne voulons pas arriver trop tard.
On pourrait dire que cette discipline n’est que très peu perturbante et qu’elle ne modifie pas forcément les relations maîtres-élèves, à condition que le maître ne s’attribue pas des passe-droits du fait de sa fonction.
L’obligation dangereuse c’est celle qui apparaît aux enfants comme superflue, comme signe d’un malin plaisir de l’adulte de prouver sa souveraine autorité en montrant que ses commandements doivent déclencher un réflexe de passive obéissance qui est abêtissement.
La discipline militaire est le type de cette erreur insupportable pour ceux qui sont dans le rang, et qui régit autoritairement tous les rapports entre simples soldats et gradés.
La preuve que cette discipline est à l’opposé des règles de vie et d’action et qu’elle n’est faite que pour renforcer la brutale autorité, c’est qu’elle s’atténue jusqu’à disparaître parfois en période active ou durant les guerres. Cette forme extérieure de discipline disparaissait presque totalement pendant la guerre pour les hommes au front. Elle avait totalement disparu durant la clandestinité et les maquis, et pourtant, ces soldats sans uniforme et sans discipline extérieure ont su respecter la plus efficiente des disciplines, celle de l’action.
Il en est de même pour l’Ecole.
Il y a une certaine discipline nécessitée par la cohabitation dans des groupes plus ou moins bien organisés. Les enfants la comprennent, l’acceptent, la pratiquent, l’organisent eux-mêmes s’ils en sentent la nécessité. C’est cette discipline qu’il faut rechercher.
Mais il faut bannir tous alignements dont l’enfant ne sent pas la nécessité et qui peuvent être réalisés par l’organisation coopérative : ordre pour l’entrée en classe, silence durant le travail, etc…
Il peut y avoir ordre et discipline sans l’autorité abêtissante dont les alignements dans la cour, les coups de sifflet et les bras croisés sont le symbole.
Invariant 6
Nul n’aime se voir contraint à faire un certain travail, même si ce travail ne lui déplaît pas particulièrement. C’est la contrainte qui est paralysante.
Le premier mouvement de l’enfant ou de l’adulte à qui on commande d’autorité: Fais cela ! est de dire automatiquement : non !
Là, réside partiellement au moins, l’explication de cette période d’opposition qu’on note chez les enfants de 7 à 9 ans. C’est l’âge où l’adulte, sous le prétexte de discipliner l’enfant, tient à marquer son autorité par le commandement brutal qui incite ou oblige à cette obéissance passive que trop de parents ou de maîtres croient indispensable à toute éducation virile.
Alors se livre une sorte de combat entre l’enfant qui veut expérimenter et vivre dans le sens de ses besoins et l’adulte qui veut le plier à l’obéissance.
L’opposition systématique est une phase de cette lutte. L’enfant se pliera ensuite, s’il se discipline. Il y a ceux qui n’acceptent pas cette autorité brutale et qui seront les insoumis, les fortes têtes, les inadaptés, avec toutes les complications individuelles et sociales qui en découlent.
Il résulte de cette opposition que certaines activités – les scolaires plus particulièrement – se recouvrent d’une sorte de voile maléfique, parce qu’elles sont commandées. On désapprend ainsi le travail ; ainsi naissent des phobies, des anorexies et des complexes graves qu’une bonne pédagogie éviterait.
Invariant 7
Chacun aime choisir son travail, même si ce choix n’est pas avantageux.
Donnez un bonbon à un enfant. Il sera satisfait certes, mais n’en regardera pas moins avec envie le restant de la boîte. Présentez-lui la boîte pour qu’il choisisse. Il sera beaucoup plus satisfait, même si son choix n’est pas avantageux.
Là aussi c’est la liberté qui colore de rouge, d’orange ou de vert la décision à intervenir.
Nous avons dit déjà comment pour la préparation du travail nous donnons aux enfants le choix des thèmes au lieu d’en faire d’autorité la distribution.
Cet invariant est une des raisons qui font le succès de nos fichiers auto-correctifs et de nos bandes enseignantes. Avec le manuel de calcul, l’enfant n’a aucune latitude. Les exercices à faire sont imposés par le livre ou par le maître. L’enfant n’a qu’à s’aligner sans rien dire.
Donnez aux enfants la liberté de choisir leur travail, de décider du moment et du rythme de ce travail et tout sera changé.
Imposez aux élèves un texte à lire et à étudier. Ils n’y ont ni appétit ni enthousiasme. Laissez-leur la liberté de choisir comme nous le faisons par le texte libre, le travail se fera alors dans un climat beaucoup plus favorable.
Ce principe, valable pour tous les individus, motive la survivance en France de l’artisanat. Au travail imposé à l’usine, l’ouvrier préfère son activité d’artisan, qu’il pratique à l’heure et au rythme qui lui convient, même si ce choix lui vaut des journées plus longues et plus fatigantes.
Invariant 8
Nul n’aime tourner à vide, agir en robot, c’est-à-dire faire des actes, se plier à des pensées qui sont inscrites dans des mécaniques auxquelles il ne participe pas.
Qu’un enfant tourne les pédales d’un vélo sur cale, il s’en lassera vite, alors qu’il ira au bout du monde sur son vélo qui roule pour du bon.
Nous verrons, dans les chapitres suivants, où peut nous mener le feu vert qui nous ouvre la voie vers le travail vivant et l’action.
Nous aurions là à faire le procès de tous les exercices scolaires qui fonctionnent sur cale, pour rien ou en tous cas pour des buts qui ne sont pas les nôtres.
Feu rouge pour les exercices divers qui n’ont d’autre but que de se couvrir éventuellement d’encre rouge.
Feu rouge pour l’étude mécanique et par coeur de textes ou de récitations qu’on ne comprend pas.
Feu rouge pour les devoirs de rédaction dont le seul lecteur sera le maître et qui ne répondent à aucun des impératifs naturels d’expression et de communication.
Mais nous aurons la plupart du temps à envisager des feux orange et des clignotants.
Dans les conditions actuelles de travail scolaire, il sera pendant longtemps difficile de substituer au travail scolastique les activités motivées qui sont la raison d’être de notre pédagogie.
On sera alors obligé de s’accommoder bien souvent de ce qui est, de l’adapter au mieux à nos techniques, et de créer, dans cet ensemble condamné des éléments de liberté et de progrès.
Un des éléments auquel, contrairement à ce que prétendent les psychologues, nous ne donnerons pas le feu vert mais un simple orange et clignotant, c’est le jeu, qui n’est pas une activité naturelle mais seulement un ersatz du travail.
Invariant 9
Il nous faut motiver le travail.
Dans un de mes Dits de Mathieu (Les Dits de Mathieu par C. FREINET : I vol. aux Ed. Delachaux et Niestlé, Paris.) j’ai donné un exemple que je crois devoir reproduire ici de la différence foncière qu’il y a entre le travail de soldat, sans motivation et sans but, auquel on ne donne que le strict minimum de son activité, juste assez pour éviter les sanctions, et le travail puissamment motivé, intégré à l’être dans son milieu, que nous disons Travail de fiancé.
LE TRAVAIL QUI ILLUMINE
Eh oui ! Il existe certes des bêches et des charrues, et des outils mécaniques autrement perfectionnés qui vous remuent le sol et vous sèment les graines sans que vous ayez à vous mesurer avec l’aridité de la glèbe. Mais j’aime, moi, quand je prépare un semis, tamiser la terre de mes mains et trier amoureusement les pierres, comme l’on adoucit le lit douillet d’un bébé.
C’est ainsi ; un travail même peut être corvée ou libération. Ce n’est pas une question de nouveauté mais d’illumination et de fécondité.
Vous connaissez l’histoire des « pluches » au régiment ? Il y a un art – dont l’Ecole a fait une tradition – pour opérer le plus lentement possible, sans cependant s’arrêter de travailler. C’est du stakhanovisme à l’envers. Et quand il s’agit de prendre le balai pour débarrasser les pluches, c’est pire encore : tous les hommes sont manchots. C’est parfois le caporal lui-même qui doit s’appuyer la corvée.
Le soldat part en permission voir sa jeune femme. Faire la soupe, éplucher les pommes de terre, balayer même, tout cela devient un plaisir dont il réclame le privilège.
La corvée du matin est devenue une récompense !
Il en est de même à l’école, où certains travaux usés par la tradition seront, demain, recherchés à l’égal d’activités nouvelles que vous croyiez exclusives. Ne cherchez pas la nouveauté ; la mécanique la plus perfectionnée lasse elle-même si elle ne sert pas les besoins profonds de l’individu. Dans le lot toujours croissant des activités qu’on vous offre, choisissez d’abord celles qui illuminent votre vie, celles qui donnent soif de croissance et de connaissances, celles qui font briller le soleil. Editez un journal pour pratiquer la correspondance, recueillez et classez des documents, organisez l’expérience tâtonnée qui sera la première étape de la culture scientifique. Laissez les jeunes fleurs s’épanouir, même si les mouille parfois la rosée.
Tout le reste vous sera donné par surcroît.
*
Ce que nous avons apporté de nouveau à la pédagogie, c’est cette possibilité technique de faire effectivement dans nos classes du travail vivant, du travail de fiancé.
Lorsque l’enfant écrit avec plaisir un texte libre pour son journal ou ses correspondants, feu vert.
Lorsqu’il écrit une lettre à son correspondant, feu vert.
Lorsqu’il imprime, lorsqu’il dessine et peint, lorsqu’il fait des expériences ou prépare des conférences, feu vert.
Les enfants comprendront vite quelles sont les activités motivées et celles qui ne sont là qu’en fonction de l’Ecole.
Invariant 10
Plus de scolastique.
La scolastique, c’est une règle de travail et de vie particulière à l’Ecole et qui n’est pas valable hors de l’Ecole, dans les diverses circonstances de la vie auxquelles elles ne sauraient donc préparer.
Nous vous proposons un moyen simple de détection de la scolastique.
Si vous voulez savoir dans quelle mesure une forme de travail est scolastique et si donc vous devez lui appliquer le feu orange ou le feu rouge, posez-vous les questions suivantes :
-Si on m’obligeait à faire ce travail, le ferais-je volontiers et avec efficience ?
-Si j’étais à la place de cet élève, travaillerais-je avec plus d’enthousiasme et d’application ?
-Si je laissais ouvertes les portes de la classe avec liberté totale de sortir quand on le désire, les enfants resteraient-ils à leur travail ou se sauveraient-ils vers d’autres activités ?
Invariant 10 bis
Tout individu veut réussir. L’échec est inhibiteur, destructeur de l’allant et de l’enthousiasme.
Nous insistons tout particulièrement sur cet invariant, car toute la technique de l’Ecole traditionnelle est basée sur l’échec.
Les premiers de la classe réussissent certes parce qu’ils ont des aptitudes particulières, mais aussi parce qu’ils ont toujours de bonnes notes, des Bien et des Très bien, et qu’ils réussissent aux examens.
Mais l’Ecole accable les autres sous l’avalanche des échecs : excès de rouge dans les devoirs, mauvaises notes, « à refaire », cahiers mal tenus… Les observations ne laissent que très rarement à l’enfant le réconfort d’une réussite. Ils se découragent et cherchent dans d’autres voies – répréhensibles – d’autres réussites. Faites toujours réussir vos enfants. Le tonus de l’enseignement en sera du coup très notablement réhabilité. Mais, vous diront parents et éducateurs, on ne peut tout de même pas mettre une bonne note à un travail insuffisant, ou féliciter un élève pour un cahier mal tenu.
Oui, mais nous pouvons pratiquer une pédagogie qui permette aux enfants de réussir, de présenter des travaux faits avec amour, de réaliser des peintures ou des céramiques qui sont des chefs-d’œuvre, de faire des conférences applaudies par les auditeurs.
C’est toute la formule de l’Ecole qu’il nous faut changer, et le rôle aussi de l’éducateur qui, au lieu d’être un censeur exclusif saura promouvoir son rôle éminemment aidant.
Invariant 10 ter
Ce n’est pas le jeu qui est naturel à l’enfant, mais le travail.
Nous allons à contre-courant de la psychologie et de la pédagogie contemporaine en affirmant cet invariant de la primauté du travail (Voir notamment : L’Education du Travail, par C. FREINET Ed. Delachaux et Niestlé, Paris.).
L’erreur commence à l’Ecole maternelle, qui a, de ce point de vue, contaminé les familles : il n’y a qu’à jeter un coup d’œil sur les catalogues des grandes maisons d’édition pour se convaincre que le jeu y est roi, qu’on n’y présente aucun outil de travail mais une infinité de jeux.
On a pris l’habitude également dans les familles de ne plus faire travailler les enfants. Ils sont les rois fainéants auxquels on offre exclusivement des jeux.
Aux autres degrés, par la force des choses, la pédagogie a moins généralement recours aux jeux, mais on n’en a pas pour autant accepté le principe du travail.
L’Ecole primaire et le second degré aussi sont le domaine des devoirs et exercices imposés, qui présentent tout au plus un intérêt superficiel mais qui ne répondent nullement à notre définition du travail naturel, motivé et exhaustif dont on ne dira jamais assez les vertus.
Notre pédagogie est justement une pédagogie du travail. Notre originalité c’est d’avoir créé, expérimenté, diffusé des outils et des techniques de travail dont la pratique transforme profondément nos classes.
Invariant 12
La mémoire, dont l’Ecole fait tant de cas, n’est valable et précieuse que lorsqu’elle est intégrée au Tâtonnement expérimental, lorsqu’elle est vraiment au service de la vie.
Dans le cas contraire, elle ne joue l’effet que d’une bande magnétique qui enregistre des mots pour les restituer à la demande, sans qu’il y ait le moindre processus intelligent d’intégration à la vie mentale.
« Savoir par cœur n’est pas savoir » disait déjà Montaigne qui avait alors fulminé contre cette habitude des scolastiques d’imposer les connaissances comme qui verserait dans un entonnoir. Une bonne mémoire est évidemment précieuse. On a conclu alors que pour avoir cette bonne mémoire, il fallait exercer sans cesse cette faculté comme si elle était un véhicule essentiel de la connaissance.
Mais contrairement à la croyance générale des scolastiques, la mémoire ne se cultive pas par l’exercice. On peut, par ce biais, acquérir certains procédés mnémotechniques qui font illusion. L’usage mécanique de la mémoire tend au contraire à la fatiguer et à l’épuiser. C’est ce qui arrive avec notre jeunesse malmenée. Malheureusement, tout l’enseignement scolastique est fondé sur la mémoire, et les examens mesurent exclusivement les acquisitions de mémoire.
Invariant 11
La voie normale de l’acquisition n’est nullement l’observation, l’explication et la démonstration, processus essentiel de l’Ecole, mais le Tâtonnement expérimental, démarche naturelle et universelle.
(Essai de psychologie appliquée à l’Education, par C. FREINET Ed. de l’E.M.F.).
L’Ecole traditionnelle opère exclusivement par explications. Les expériences, lorsqu’on en fait, n’interviennent que comme complément de démonstration.
Or, l’explication, même aidée par la démonstration n’apporte qu’une acquisition superficielle et formelle, qui n’est jamais enracinée dans la vie de l’individu dans son milieu. Elle est comme ces rejets qui poussent prématurément sur un arbre qu’on a mis en terre et qui donnent un instant l’illusion de la vie. Mais les racines, non encore adaptées au milieu n’apportent pas la sève indispensable et la plante se dessèche, faute de nourriture substantielle.
C’est malheureusement cette acquisition de surface que recouvre le vernis des mots, que recherche l’Ecole actuelle et que contrôlent les examens.
On sent de plus en plus la vanité de cette superficialité et l’on prône un peu partout, mais tout spécialement hors de l’enseignement la culture profonde qui prépare les chercheurs intelligents et efficients.
Il apparaît que, pour une véritable culture c’est le tâtonnement expérimental, tel que nous l’avons exposé dans notre livre Essai de psychologie sensible, qui est la voie royale, base de notre pédagogie.
Les Travaux Scientifiques Expérimentaux sont la première reconnaissance officielle de ce processus universel.
Invariant 13
Les acquisitions ne se font pas comme l’on croit parfois, par l’étude des règles et des lois, mais par l’expérience. Etudier d’abord ces règles et ces lois, en français, en art, en mathématiques, en sciences, c’est placer la charrue devant les bœufs.
Les règles et les lois sont le fruit de l’expérience, sinon elles ne sont que des formules sans valeur.
Invariant 14
L’intelligence n’est pas, comme l’enseigne la scolastique, une faculté spécifique fonctionnant comme en circuit fermé, indépendamment des autres éléments vitaux de l’individu.
On dit : cet enfant est, ou n’est pas intelligent. Or, l’intelligence n’existe pas en soi : elle est comme l’émanation complexe des possibilités les plus éminentes de l’individu.
Si l’intelligence n’existe pas en soi, il n’y a pas une méthode spéciale de culture de cette intelligence. Elle est, comme la santé, une synthèse d’éléments intimement liés sur lesquels nous aurons à agir favorablement. Nous avons expliqué dans notre Essai de psychologie sensible que l’intelligence est la perméabilité à l’expérience. Plus l’individu est sensible à ces expériences, plus les expériences réussies marquent dans son comportement, plus il progresse rapidement.
C’est en généralisant, en classe et hors de classe, la pratique du tâtonnement expérimental, en la rendant possible et efficiente qu’on éduque en définitive l’intelligence.
Invariant 15
L’Ecole ne cultive qu’une forme abstraite d’intelligence, qui agit, hors de la réalité vivante, par le truchement de mots et d’idées fixées par la mémoire.
Les individus chez qui on a hypertrophié cette forme d’intelligence seront capables de discourir avec virtuosité sur tous sujets appris, ce qui ne les empêche pas d’être parfois inintelligents pour tout ce qui touche à la vie et l’adaptation au milieu
Il y a bien d’autres formes d’intelligence, variables selon les incidences du tâtonnement expérimental qui leur a servi de base :
-l’intelligence des mains qui vient des vertus avec lesquelles on agit sur le milieu pour le transformer et le dominer ;
-l’intelligence artistique ;
-l’intelligence sensible qui développe le bon sens ;
-l’intelligence spéculative qui fait le génie des chercheurs scientifiques et des grands maîtres du commerce et de l’industrie ;
– l’intelligence politique et sociale qui forme les hommes d’action et les manieurs de foules.
Le peuple a toujours honoré ces formes diverses d’intelligence. Elles nous ont valu les génies artistiques, les hommes dévoués jusqu’au sacrifice, les inventeurs et les sages, qui, très souvent, avaient échoué à l’Ecole parce que rebelles à ses enseignements traditionnels.
La société actuelle a un tel besoin de cadres polyvalents, de chercheurs et de créateurs, qu’une tendance très nette se manifeste souvent hors de l’Université pour la culture de ces formes diverses d’intelligence.
Notre pédagogie y pourvoie, et en ce domaine, elle est encore en audacieuse avant-garde.
La partie est pourtant loin d’être gagnée. Les « intellectuels » défendent et défendront encore longtemps leurs privilèges, authentifiés par les examens et les parchemins.
Invariant 16
L’enfant n’aime pas écouter une leçon ex cathedra.
Ce n’est pas spécialement par distraction ou paresse. Pour les raisons que nous avons déjà données, l’enfant et l’homme n’aiment pas écouter ce qu’ils n’ont pas sollicité et dont ils ne sentent pas le besoin vivant. C’est ce qui explique le faible rendement de ces leçons et tous les artifices que les éducateurs ont dû inventer pour obliger les enfants à se plier aux leçons magistrales.
Et pourtant dira-t-on, il faut bien que l’enfant apprennent et comprennent ce qu’il ne sait pas et que donc le maître doit lui enseigner. Mais peut-être y a-t-il d’autres voies pour cet enseignement ?
Nos techniques apportent des solutions diverses à ces problèmes. Il y en a notamment une que nous recommandons.
Si vous expliquez d’autorité par la leçon, nul n’écoute. Mais organisez votre travail de telle façonb que l’enfant commence par agir lui-même, par expérimenter, par enquêter, par lire, par choisir et classer des documents. Il vous posera alors des questions qui l’ont plus ou moins intrigué. Vous répondez à ces questions : ce sera ce que nous appelons la leçon a posteriori.
Invariant 17
L’enfant ne se fatigue pas à faire un travail qui est dans la ligne de sa vie, qui lui est pour ainsi dire fonctionnel.
Ce qui fatigue, les enfants comme les adultes, c’est l’effort contre nature, qu’on fait parce qu’on y est contraint.
La scolastique est si bien habituée à ses erreurs qu’il est admis officiellement que le jeune enfant ne peut pas travailler plus de quarante minutes et qu’il faut après dans toutes les classes 10 minutes de récréation. Or, nous constatons expérimentalement – et cette constatation ne souffre que fort peu d’exceptions – que cette règle scolastique est fausse : lorsqu’il est occupé à un travail vivant qui répond à ses besoins, l’enfant ne se fatigue absolument pas et il peut s’y appliquer pendant deux ou trois heures, davantage même si n’intervenaient les besoins physiques naturels.
A l’Ecole Freinet, les enfants travaillent sans interruption de 8 h 30 à 11 h 30, et très normalement. La fatigue des enfants est le test qui permet de déceler la qualité d’une pédagogie.
Invariant 18
Personne, ni enfant ni adulte, n’aime le contrôle et la sanction qui sont toujours considérés comme une atteinte à sa dignité, surtout lorsqu’ils s’exercent en public.
Il n’y a qu’à vous rappeler dans quel état d’opposition souvent malveillante vous place le contrôle d’un gendarme, même si vous êtes en faute.
De ce point de vue, la correction des devoirs et des exercices et la récitation des résumés sont toujours une raison de trouble et d’opposition de l’enfant.
Cela est incontestable.
On dit volontiers que c’est un mal nécessaire et qu’il faut bien qu’on ordonne et qu’on contrôle : la réaction argumente toujours ainsi lorsque en face d’initiatives révolutionnaires, elle entend défendre la tradition et ses privilèges. Et pourtant, si nous trouvions la possibilité de supprimer ces pratiques perturbantes, la pédagogie ferait un pas encourageant.
Ce ne sont pas tant les corrections en elles-mêmes qu’il nous faut abandonner mais bien plutôt modifier l’attitude du maître vis-à-vis du travail de l’enfant.
A l’Eco1e traditionnelle l’enfant est, en principe, toujours fautif. Le maître a tendance à voir dans les travaux de ses élèves non ce qui est bien mais ce qui est, selon lui, condamnable. Il ressemble en cela aux gendarmes qui sont toujours à la recherche des délinquants.
Cette situation d’infériorité et de faute est essentiellement avilissante. Elle est certainement une des causes principales des échecs scolaires et de l’aversion que l’enfant éprouve de bonne heure pour les choses d’école. Et pourtant, dira-t-on, il faut bien qu’on corrige les défauts et les faiblesses des enfants, sinon ils ne feront jamais effort pour s’améliorer.
La maman ne gronde jamais son enfant parce qu’il a mal prononcé un mot ou qu’il est tombé lors de ses premiers pas. Elle sait, intuitivement, que l’enfant, par nature, fait tout son possible pour réussir car l’échec le déséquilibre. S’il a fauté c’est qu’il n’a pas pu faire autrement. Notre rôle d’éducateur est semblable : non corriger mais aider à réussir et à dépasser les erreurs.
L’attitude aidante est la seule valable en pédagogie. Mais elle suppose évidemment qu’on a reconsidéré les techniques de travail, que les méthodes naturelles ont fait place à la scolastique et que les enfants travaillent de leur plein gré, sans l’autorité du maître.
Intéresser l’enfant à son travail et à sa vie d’enfant reste donc le premier des objectifs de l’Eco1e Moderne. On peut voir, dans nos divers écrits, dans nos classes et dans nos expositions, dans quelque mesure nous avons amorcé cette révolution pédagogique.
Invariant 19
Les notes et les classements sont toujours une erreur.
La note est l’appréciation, par un adulte, du travail de l’enfant. Elle serait valable si elle était objective et juste. Elle peut l’être, partiellement du moins quand il s’agit d’acquisitions simples, de la technique des quatre opérations par exemple. Mais pour le travail plus complexe où l’intelligence, la compréhension, les notions même de comportement entrent en ligne de compte, toute mesure systématique est défaillante. Il ne faut pas s’étonner si, à ce niveau, les notes peuvent varier du simple au double selon les examinateurs, ce qui n’empêche pas d’user imperturbablement des demis ou des quarts, comme si on suivait au chronomètre. Que dire alors des classements établis sur la base de ces notes fausses, et comment décider qu’un tel élève passe avant celui qui le suit avec quelques centièmes de points d’avance.
C’est là, manifestement, la plus fausse des mathématiques, la plus inhumaine des statistiques. Professeurs et parents y tiennent pourtant parce que dans les données actuelles de l’école, avec des enfants qui n’ont pas envie de travailler, les notes et les classements restent encore le moyen le plus efficace de sanction et d’émulation. Mais ce moyen a une contrepartie gravement dangereuse :
-Comme il s’agit de noter, et avec un minimum d’erreurs, on s’en tient en pédagogie à ce qui est mesurab1e. Un exercice, un calcul, un problème, la répétition d’un cours, tout cela peut effectivement entraîner une note acceptable. Mais la compréhension, les fonctions d’intelligence, la création, l’invention, le sens artistique, scientifique, historique, ne peuvent pas être notés. Alors on les réduit au minimum, à l’Ecole, et on les supprime de la compétition. Ils n’entrent que faiblement en compte dans les examens et concours.
Voilà la situation actuelle.
Nous y pallions :
– en donnant aux enfants le goût et le besoin de travail ; en créant une saine émulation par la compétition coopérative et sociale ;
– en mettant au point un système de graphiques et de brevets qui remplaceront un jour prochain l’usage abusif des notes et des classements.
(Nous notons avec satisfaction que les récentes circulaires ministérielles des classes de transition préconisent justement la suppression des notes et du classement).
Invariant 20
Parlez le moins possible.
Nous avons beau faire, la vieille pédagogie nous a si bien marqués que nous avons toujours tendance à parler, à expliquer, à démontrer, quand rien ne va plus.
Ménagez votre organe vocal habitué à surmonter tous les bruits, jusqu’à l’usure.
N’expliquez pas à tout propos : cela ne sert à rien. Moins vous parlez, plus vous agissez.
Celui qui travaille consciencieusement ne parle pas. Mais ce changement dans votre comportement et votre action suppose que vous avez conscience de notre Invariant n°13. On se forme, non par l’explication et la démonstration, mais par l’action et le tâtonnement expérimental. Il suppose aussi que vous avez la maîtrise du matériel et des techniques qui permettent une pédagogie plus efficiente.
Invariant 21
L’enfant n’aime pas le travail de troupeau auquel l’individu doit se plier comme un robot. Il aime le travail individuel ou le travail d’équipe au sein d’une communauté coopérative.
C’est la condamnation définitive des pratiques scolastiques, où tous les enfants font, au même moment, exactement la même chose. On a beau classer les élèves par divisions ou par cours, ils n’ont jamais les mêmes besoins ni les mêmes aptitudes et il est profondément irrationnel de prétendre les faire tous avancer au même pas. Les uns s’énervent parce qu’ils piétinent alors qu’ils voudraient et pourraient aller plus vite. Les autres se découragent parce qu’ils ne peuvent pas suivre seuls. Une petite minorité profite du travail ainsi aménagé. Nous avons cherché, et trouvé la possibilité de permettre aux enfants de travailler à leur rythme, au sein d’une communauté vivante.
La notion de travail d’équipe et de travail coopératif doit être elle-même reconsidérée. Travailler en équipe ou en coopérative ne signifie pas forcément que chaque membre fait le même travail. L’individu doit au contraire garder au maximum sa personnalité mais au service d’une communauté. Cette forme nouvelle de travail est, pédagogiquement et humainement parlant, de la plus haute importance.
Invariant 22
L’ordre et la discipline sont nécessaires en classe.
On croit trop souvent que les techniques Freinet s’accommodent volontiers d’un manque anarchique d’organisation, et que l’expression libre est synonyme de licence et de laisser-aller.
La réalité est exactement contraire : une classe complexe, qui doit pratiquer simultanément des techniques diverses, et où on essaye d’éviter la brutale autorité, a besoin de beaucoup plus d’ordre et de discipline qu’une classe traditionnelle, où manuels et leçons sont l’essentiel outillage.
Mais il ne saurait s’agir là de cet ordre formel qui se traduit tant que le maître surveille, par du silence et des bras croisés. Nous avons besoin d’un ordre profond inséré dans le comportement et le travail des élèves ; d’une véritable technique de vie motivée et voulue par les usagers eux-mêmes.
Ce ne sont pas là des mots mais des réalités possibles dans toutes les classes qui s’orienteront vers le travail nouveau. L’ordre et la discip1ine de l’Eco1e Moderne c’est l’organisation du travail.
Pratiquez les techniques modernes pour du travail vivant les enfants se disciplineront eux-mêmes parce qu’ils veulent travailler et progresser selon des règles qui leur sont propres. Vous aurez alors dans vos classes l’ordre véritable.
Invariant 23
Les punitions sont toujours une erreur. Elles sont humiliantes pour tous et n’aboutissent jamais au but recherché. Elles sont tout au plus un pis-aller.
Pourtant, il est des cas, nous dira-t-on, où la punition devient une nécessité, où elle est la seule solution pour maintenir l’ordre.
Et cela est exact. Mais c’est que l’erreur a été commise avant nous, ou en dehors de nous et que nous en supportons la triste conséquence. Quand les enfants ont été battus fréquemment dans la famille, ils se sont forgés une technique de vie à base de coups et de punitions. Ils sont provisoirement insensibles à toutes autres techniques de vie, et le redressement sera parfois terriblement long et difficile.
Si les enfants sont mal nourris, mal logés, s’ils ne sont pas habitués au travail, nous aurons fort à faire pour parvenir à un ordre fonctionnel. L’erreur a été commise hors de nous aussi.
Ce n’est pas en emboîtant le pas à l’erreur qu’on la corrigera, c’est en œuvrant pour rendre les punitions inutiles.
Observez très loyalement un enfant qu’on punit ; étudiez vos propres réactions aux punitions que vous avez subies. Il y a toujours un élément d’opposition, de colère, de vengeance, parfois de haine. Il y a toujours humiliation, même si cette humiliation est masquée sous un air de bravade, de fierté ou de rodomontade. Si la punition est toujours une erreur, chaque fois que vous y avez recours, vous commettez une fausse manœuvre, même si en apparence tout semble entrer dans l’ordre, même si vous n’en voyez pas tout de suite les conséquences.
C’est dans la mesure où nous intéressons les enfants au travail dans la classe, où nous satisfaisons leur besoin de création, d’enrichissement et de vie, que la classe s’harmonisera et que les sanctions seront inutiles.
Nous ne disons pas que ne pas punir soit une chose simple. L’ordre et la discipline sont l’aboutissement de toutes les conditions de travail dans la classe, et ces conditions sont bien souvent encore tellement péjoratives !
Mais cela ne nous empêche pas de raisonner juste et de mesurer l’importance de nos erreurs, même si nous ne pouvons pas toujours y parer.
Invariant 24
La vie nouvelle de l’Ecole suppose la coopération scolaire, c’est-à-dire la gestion par les usagers, l’éducateur compris, de la vie et du travail scolaire.
La coopération scolaire est la conséquence des invariants ci-dessus. Si vous n’avez pas encore conquis suffisamment de feux verts, vous hésiterez à vous en remettre totalement à la coopération. Vous penserez que les enfants ne sont pas suffisamment expérimentés, pas assez conscients de leurs devoirs, pas assez « hommes » et qu’il vous faut bien manifester votre supériorité et votre autorité. Si vous avez vraiment dépouillé le vieux maître, vous donnerez à la coopérative scolaire le maximum de responsabilité dans l’organisation de votre classe.
Mais :
1°. Cette responsabilité ne doit pas être exclusivement économique et technique. Il ne s’agit pas de recueillir des fonds et de les gérer, ni même de produire au bénéfice de la coopérative. Tout cela n’est pas négligeable et constitue en somme un premier pas. Mais ce n’est malgré tout là qu’un aspect mineur d’une coopération qu’il faut étendre à toute la vie de la classe, surtout à l’aspect social et moral de l’organisation. Nous en avons indiqué les techniques, notamment le journal mural et l’Assemblée générale hebdomadaire de la Coopérative.
2°. L’éducateur ne doit pas se contenter de voir fonctionner la Coopérative pour en sanctionner, de l’extérieur, les faiblesses et les erreurs. Il doit s’intégrer à la coopérative dont il tâchera d’être, avec beaucoup de compréhension et de dynamisme le meilleur élément.
Invariant 25
La surcharge des classes est toujours une erreur pédagogique.
S’il s’agit seulement d’instruire les enfants, le grand nombre peut être parfois acceptable. Il peut y avoir des techniques de travail qui permettent les acquisitions mécaniques à une masse de 50 enfants presque aussi bien qu’à une équipe de dix.
C’est ce qu’on essaie de démontrer lorsqu’on parle des vertus possibles des techniques audiovisuelles. Mais l’acquisition des connaissances reste malgré tout une fonction mineure de l’Ecole. Ce qui est par contre important, c’est la formation en l’enfant de l’homme de demain, de l’homme moral et social, du travailleur conscient de ses droits et de ses devoirs et suffisamment courageux pour y faire face, de l’enfant et de l’homme intelligent, chercheur, créateur, écrivain, mathématicien, musicien, artiste.
Les qualités que ces fonctions exigent ne peuvent absolument pas s’acquérir dans un groupe anonyme. Elles ne s’acquièrent jamais par la seule information, si majestueuse soit-elle. Elles ne peuvent se développer que si on a la possibilité effective de travailler, d’agir et de vivre individuellement et socialement. Dans ce domaine aussi c’est en forgeant qu’on devient forgeron ; c’est en vivant et travaillant dans une équipe ou dans un groupe qu’on apprend à vivre en groupe.
Ces conditions ne sont plus remplies dès que l’Ecole devient une masse anonyme et elle le devient automatiquement au-delà de 20-25 élèves par classe.
Invariant 26
La conception actuelle des grands ensembles scolaires aboutit à l’anonymat des maîtres et des élèves ; elle est, de ce fait, toujours une erreur et une entrave.
La grande masse, lorsqu’elle n’est pas organisée au service des personnalités, lorsqu’elle est simple juxtaposition d’individus qui ne sont unis par aucun lien, disons spirituels ou psychiques, est toujours destructrice de ces personnalités. C’est ce qu’on a constaté de tous temps à l’armée qui est toujours abêtissante.
es petites écoles au-dessous de 5 à 6 classes restent encore comme un village sympathique, où les gens peuvent se connaître et vivre en fonction les uns des autres, où les maîtres peuvent sympathiser, discuter entre eux, et suivre tous les élèves.
Au-dessus de ce nombre de classes, on tombe dans les grands ensembles, genre caserne, où l’anonymat est général : les instituteurs ne se connaissent pas toujours entre eux ; il n’y a en tous cas aucune pensée, aucune préoccupation communes qui les réunissent et les unissent. Pour les enfants, c’est la caserne, plus ou moins maléfique, mais d’où l’esprit caserne ne saurait être banni.
La construction d’écoles de 5 à 6 classes, l’éclatement des grands ensembles en unités pédagogiques de 5 à 6 éléments, apparaissent comme des mesures indispensables à la modernisation et au succès de l’Ecole.
Invariant 27
On prépare la démocratie de demain par la démocratie à l’Ecole. Un régime autoritaire à l’Ecole ne saurait être formateur de citoyens démocrates.
C’est une chose si naturelle qu’il semble que le simple bon sens imposerait à tous cet invariant. Les habitudes autoritaires sont, hélas ! si ancrées dans la vie des parents et des maîtres que, dans la presque totalité des classes et des familles les enfants restent essentiellement mineurs et soumis à l’autorité incontestable des adultes.
Le père est syndiqué, naturellement adhérent ou même militant d’un parti politique progressiste. Mais quand il revient dans sa famille il est trop souvent le maître qui, comme au Moyen Age, ne souffre aucune opposition à ses ordres.
Le maître se dit tout aussi évolué socialement, syndica1ement et politiquement, mais dans sa classe, il ne tolère pas qu’on contredise son autorité. Tout doit marcher à la règle, si ce n’est au bâton.
Et l’on s’étonne que les enfants qui échappent un jour à cette autorité soient incapables de se commander eux-mêmes, de réfléchir et d’agir ; qu’ils soient inaptes à s’organiser et que leur principale préoccupation soit, maintenant et plus tard, d’échapper à l’autorité !
Au siècle de la démocratie, alors que tous les pays, les uns après les autres accèdent à l’indépendance, l’Eco1e du peuple ne saurait être qu’une école démocratique préparant, par l’exemple et par l’action, la vraie démocratie.
Invariant 28
On ne peut éduquer que dans la dignité. Respecter les enfants, ceux-ci devant respecter leurs maîtres est une des premières conditions de la rénovation de l’Ecole.
[…]
C’est à cette dignité des nouveaux rapports qui s’établiront dans nos classes, que nous mesurerons les progrès réels que nous aurons réalisés.
Le vieux proverbe recommandé aux adultes est intégralement valable dans nos classes :
« Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils vous fassent. Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent ».
Invariant 29
L’opposition de la réaction pédagogique, élément de la réaction sociale et politique est aussi un invariant avec lequel nous aurons, hélas ! à compter sans que nous puissions nous-mêmes l’éviter ou le corriger.
Telle est la nature humaine, qu’elle s’installe égoïstement dans ce qui est et se défend, jusqu’à l’injustice et la violence, contre quiconque prétend au nom du progrès, troubler la quiétude des gens en place.
Essayez dans une gare, la nuit, d’entrer dans un compartiment où les voyageurs se sont installés au mieux, occupant même les places qui ne leur sont pas destinées. C’est un concert unanime de grognements, de protestations, d’invectives et parfois de coups.
Parce que vous aurez pris conscience de la réalité de ces trente invariants, vous voudrez conformer à leurs enseignements l’organisation de votre travail et de votre classe. Mais votre exemple, surtout s’il est réussi, obligera éducateurs et parents autour de vous, à reconsidérer progressivement leur action. Et ce sera un de vos mérites d’y parvenir lentement, à travers opposition, critiques, grognements et invectives.
Si tant des nôtres sont critiqués, dénigrés, calomniés, si on parvient parfois à mobiliser contre eux la conjonction de l’immobilisme et du conservatisme, c’est que c’est là aussi un invariant du progrès scolaire et social.
Ne vous en étonnez pas. Sachez d’avance qu’il faut compter avec cet invariant, qu’il est la rançon de vos conquêtes et que les mêmes difficultés et les mêmes souffrances jalonnent toujours la voie de ceux qui veulent aller de l’avant, parce qu’ils s’efforcent d’être de vrais éducateurs, de généreux formateurs d’hommes.
Invariant 30
Il y a un invariant aussi qui justifie tous nos tâtonnements et authentifie notre action : c’est l’optimiste espoir en la vie.
C’est ainsi : plus l’individu est jeune et neuf, plus il éprouve le besoin d’avancer avec témérité. Quand l’autorité brutale croit l’avoir stoppé dans son élan, le voilà qui prend clandestinement des voies de traverse pour dépasser les obstacles et reprendre ensuite sa marche en avant.
C’est quand, par la maladie, l’embourgeoisement, la vieillesse, ou les erreurs graves d’éducation, on parvient à annihiler cet espoir en la vie que l’échec peut sembler comme définitif.
Cet espoir en la vie sera, dans la suite tâtonnante des Invariants ci-dessus, le fil d’Ariane mystérieux qui nous conduira vers notre but commun : la formation en l’enfant de l’homme de demain.
Les réactions de l'enfant
INVARIANT n° 4 – Nul l’enfant pas plus que l’adulte n’aime être commandé d’autorité.
INVARIANT n° 6 – Nul n’aime se voir contraint à faire un certain travail, même si ce travail ne lui déplaît pas particulièrement. C’est la contrainte qui est paralysante.
INVARIANT n° 7 – Chacun aime choisir son travail, même si ce choix n’est pas avantageux.
Les réactions de l'enfant
INVARIANT n° 8 – Nul n’aime tourner à vide, agir en robot, c’est-à-dire faire des actes, se plier à des pensées qui sont inscrites dans des mécaniques auxquelles il ne participe pas.
INVARIANT n° 9 – Il nous faut motiver le travail.
INVARIANT n° 10 – Plus de scolastique.
INVARIANT n° 10 ter – Ce n’est pas le jeu qui est naturel à l’enfant, mais le travail.
Les techniques éducatives
INVARIANT n° 21 – L’enfant n’aime pas le travail de troupeau auquel l’individu doit se plier comme un robot. Il aime le travail individuel ou le travail d’équipe au sein d’une communauté coopérative.
INVARIANT n° 22 – L’ordre et la discipline sont nécessaires en classe.
INVARIANT n° 25 – La surcharge des classes est toujours une erreur pédagogique.